27/12/2020 Francia
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Par Sophian Fanen
Entre 1914 et 1918, la rencontre entre soldats bretons, parisiens et jazzmen américains projette la France dans le nouveau siècle. Rythmes endiablés, nouveaux instruments, l’Historial de Péronne retrace cette épopée vers la modernité.
Ta poum, ta poum, ta poum/ Demain il faut aller à l’assaut/ Petit soldat ne te fais pas tuer/ Ta poum, ta poum, ta poum.» Cette chanson italienne (1) date de 1917 et évoque, dans le «ta poum» qui lui sert de refrain désolé, le martèlement des obus sur le mont Ortigara, où s’opposèrent l’Italie et l’Autriche-Hongrie pendant plusieurs semaines de juin cette année-là. Elle condense aussi une bonne partie de la modernité musicale sortie de la guerre de 1914-1918, qui se retrouve comme contenue dans cette petite onomatopée de rien, «ta poum». La musique pendant la Première Guerre est un vaste sujet encore naissant dans l’historiographie, abordé par une exposition ambitieuse qui se tient jusqu’au 16 novembre à l’Historial de la Grande Guerre, à Péronne (Somme). L’exposition s’intéresse aussi au bruit surgi du premier conflit mécanisé de masse, mais nous avons déjà raconté cette histoire-là (Libération du 9 avril).
«Du swing dans les cafés-charbon»
Parlons donc de la musique dans la guerre, pendant la guerre, contre la guerre, qui n’a que très peu interrompu le cours mélodique du monde mais l’a, lui aussi, fait changer de siècle. Comme dans tous les domaines, le conflit de 1914-1918 fut un catalyseur et un accélérateur. Non pas un trou noir, mais un nouveau présent. «La guerre a changé les attentes musicales, elles ne seront plus jamais les mêmes. C’est le monde entier qui se télescope sur un même territoire», résume Philippe Gumplowicz, professeur de musicologie à l’université Evry-Val d’Essonne et auteur de plusieurs ouvrages sur l’émergence du jazz. Cette musique-là, en particulier, fait partie du paysage sonore des années de guerre ; comme la chanson populaire, la musique de chambre et les partitions savantes, qui sortiront toutes du conflit malaxées et vieillies de vingt ans. A la veille des hostilités, la France musicale a déjà un bon pied dans la modernité qui fera le «très court XXe siècle» défini par l’historien anglais Eric Hobsbawm. Bien sûr, «le pays était encore à 80% rural. Dans les villages, la musique marquait toutes les dates calendaires, tout le monde était donc plus ou moins musicien», comme le rappelle Florence Gétreau, historienne des instruments, qui a dirigé les chercheurs rassemblés par l’Historial de Péronne. A côté de ces airs populaires et religieux, «des chansons se diffusaient aussi grâce aux harmonies» du mouvement orphéoniste, des fanfares créées à la fin du XIXe siècle, avec le double objectif d’alphabétiser les campagnes et de tenir les hommes éloignés des bars… S’y ajoutent encore «des partitions en petit format, qui existaient depuis 1870 et se vendaient partout. Grâce à elles, les airs urbains, souvent venus de Paris, se diffusent». D’autres sont ramenés par les enfants du village «immigrés» dans la capitale, où ils peuvent aussi entendre des airs issus du music-hall américain et quelques chansons importées de Grande-Bretagne, à l’image du tube It’s a Long Way to Tipperary, une marche composée en 1912 et traduite en français dans la foulée, symptomatique de l’ambiance nationaliste et militariste des années d’avant-guerre. On le voit, «la France de 1914 n’est pas un pays de bouseux qui dansent la bourrée», comme le dit Claude Ribouillault, collecteur d’instruments et de chansons de soldats (2).«Quand on entend les chansons de Vincent Scotto, c’était même déjà hyper swingué dans les cafés-charbon de Paris !» C’est la capitale, alors symbole de modernité urbaine, qui dicte le style de la France entière. «Le brassage et l’échange culturel, qui ne vont que dans le sens des villes vers les campagnes, sont encore accélérés par une longue conscription, continue Claude Ribouillaut. A l’époque, le service militaire dure jusqu’à sept ans et il efface pas mal des particularismes régionaux. De plus, il n’est alors pas bien vu de revendiquer sa région : on combat sous le même drapeau et la langue commune peu à peu adoptée par les poilus sera l’argot parisien, celui de Montmartre et de Belleville. C’est une langue de marlous, qui correspond bien à la société de petits mecs qu’est l’armée française de 1914.» Telle est la France musicale qui s’arrête de vivre le 2 août 1914 à 15 h 45. L’ordre de mobilisation générale est suivi par un silence inquiet : l’état de siège interdit toute activité nocturne éclairée et tout attroupement. Les théâtres sont fermés et les rares concerts encore donnés se replient dans les salons privés. Mais les spectacles reprendront assez vite, dès l’automne 1914, après une négociation lancée par des syndicats de techniciens au chômage forcé. Les coups de feu de Satie Entre-temps, des millions de jeunes hommes sont partis pour le front avec des chansons dans la tête mais peu d’instruments. Sous l’uniforme, les musiciens professionnels sont pour beaucoup formés comme brancardiers et reçoivent les débris humains du conflit qui s’amplifie rapidement. C’est là, confrontés à la violence de la guerre, que certains d’entre eux vont composer des musiques qui s’élèvent peu à peu contre le «discours néonationaliste des compositeurs dans les premiers temps du conflit, de 1914 à 1916, selon Esteban Buch, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), qui a travaillé sur les compositeurs dans la guerre. Dans un premier temps, on assiste en effet au retour du triomphalisme pompier et du classicisme XVIIIe de Rameau». Face à cette bien-pensance anti«Boches», alors que la guerre s’enlise et devient la boucherie que l’on sait, quand l’élan guerrier des premiers temps s’est définitivement évanoui au sein de la population, certains soldats-compositeurs se lancent. «Jacques Ibert, qui a passé la guerre au contact de l’atroce en tant qu’assistant dans un service de chirurgie, écrit le Vent dans les ruines, qui évoque directement la désolation d’un paysage de l’Argonne dévastée.» Dans cette pièce composée pour un piano terriblement solitaire, Ibert livre sa guerre : commencée comme une fugue inquiète, la partition se crible peu à peu d’espace et de blessures, accélère et ralentit comme le vent giflant le visage d’un soldat sur la ligne de front, avant d’évoquer une pluie meurtrière. «Il y a très peu de compositions qui mettent la guerre en sons», continue Esteban Buch, principalement parce que la musique était alors une échappatoire avant d’être un exutoire. «Dans ce sens, la pièce d’Ibert est une rupture du temps de l’histoire», en dit le chercheur. La guerre entre dans la chair des musiciens et la musique se teinte de noir. En 1917, Erik Satie écrit ainsi Parade, la plus célèbre des pièces instrumentales qui subissent ouvertement le conflit. Ici, c’est une sirène et des coups de feu répétés qui viennent briser la fête et projeter la guerre dans le quotidien. C’est le même genre d’artifice sonore qui martèle la guerre dans la chanson Ta poum, tandis que Reynaldo Hahn, compositeur envoyé sur le front à sa demande, exprime ses sentiments par des mots bien plus directs dans A nos morts ignorés, en 1915. Selon Esteban Buch, «il est dans une division qui s’est illustrée sur la butte de Vauquois», à 25 kilomètres à l’ouest de Verdun, où se déroula une infernale et cruciale lutte de position de 1915 à 1918. De nombreux corps n’ont jamais été retrouvés sur ce champ de bataille, et Reynaldo Hahn écrit : «Notre cœur est leur cimetière.» On citera encore la plus connue de ces chansons qui s’élèvent comme elles peuvent contre cette guerre et les officiers «planqués» : la Chanson de Craonne – interdite par l’armée française, mais chantée sur tous les fronts. «Tous les camarades sont enterrés là/ Pour défendr’ les biens de ces messieurs-là», dit une version de cette complainte. Chez les poilus de la base, qui écrivent des chansonnettes sur des airs connus de tous, la musique est rarement aussi politisée. Elle sert surtout à passer le temps, à se vider le crâne alors que les obus sifflent. «Les soldats font des allers-retours entre la première ligne – où la musique est quasi absente à part quelques harmonicas glissés dans les poches, parfois une chanson entendue depuis l’autre côté – et ce qu’on appelle le front domestique, raconte Claude Ribouillault. C’est là, une fois de repos, qu’ils sont dévorés par une question qui revient sans cesse : “Pourquoi, moi, je n’ai pas été blessé, alors que mon copain situé à 3 mètres de moi ne s’en est pas tiré ?” Ça les dévore, ils en parlent beaucoup dans leurs lettres. C’est là, précisément, que la musique rassemble les soldats, parce qu’elle répond aux besoins de signes extérieurs de rituels. […] Elle donne accès au beau», à l’opposé du «son moins harmonieux des canons», comme l’écrit un soldat.
«Les gens jouent faux comme des cochons»
La musique, bien souvent légère, permet aussi d’évacuer un peu les tensions entre les troufions et une hiérarchie de plus en plus dépassée au fil des années de guerre. Les orchestres de chaque régiment, outre leurs missions purement militaires (appels divers, enterrements…), sont sans cesse mobilisés pour combler le silence angoissant. Ils donnent deux, trois, quatre concerts par jour, jouent pour les blessés, la population civile ou les officiers. Bretons, Parisiens, Auvergnats, musiciens formés, autodidactes, ouvrier et agriculteurs, les soldats sont tous mélangés. «On a retrouvé beaucoup de programmes de concert où l’on voit ce mélange social, précise l’historienne Florence Gétreau. Dans une soirée typique, on va ainsi trouver une chanson grivoise, une ouverture d’opéra, des œuvres du music-hall et une musique militaire.» C’est ce melting-pot qui est l’expression d’une modernité nouvelle que crée la guerre, même si la cohabitation ne se fait pas sans heurts. Le violoniste Lucien Durosoir, bien connu à l’époque, se désole ainsi dans une lettre de novembre 1915 : «La musique que nous faisons est ignoble, les gens jouent faux comme des cochons.» Une autre rencontre se fait avec encore plus de distance, voire ne se fait pas du tout : celle des musiciens français et des instrumentistes enrôlés dans les troupes coloniales d’Afrique noire, du Maghreb, de l’océan Indien et d’Asie. «C’est un champ historique qui est encore très peu étudié, regrette Eric Deroo, chercheur associé au CNRS et auteur de nombreux livres sur les soldats coloniaux. Alors qu’il y a des centaines de milliers de soldats venus des colonies, on ne sait rien ou presque de leurs chansons. On sait tout de même qu’ils ont voyagé avec leurs airs et en écrivaient. Ce sont des chants de marche, mais aussi de récrimination. Par contre, il n’y a, à ma connaissance, aucune interpénétration entre leur musique et celle des soldats français. Pour ces derniers, tout cela, c’est le folklore des indigènes. On en reste à l’exotisme des expositions universelles.» Pas question d’imaginer la rencontre entre un Marocain joueur de darbouka et un violoniste lyonnais. Les soldats français envoyés sur le front d’Orient – en Grèce, en Turquie et jusqu’en Syrie – se fonderont davantage dans le paysage. Ce sont «les oubliés» de Claude Ribouillault. «Comme ils sont très loin, ils ne rentrent pas chez eux pendant les permissions et circulent dans les villages. On a donc des photos de danseurs de bourrée à Salonique, d’autres de fêtes en Serbie…» Le batteur, un «barman de bruits» Mais alors, qu’a vraiment pensé la population française des soldats américains noirs qui ont débarqué fin décembre 1917 à Brest au son de leur Memphis Blues, emmenés par un chef d’orchestre aux larges épaules nommé James Reese Europe ? L’histoire de ce dernier se confond avec la guerre et entrouvre celle du jazz en France. Certes, le ragtime s’était déjà disséminé depuis les Etats-Unis avant 1914, mais cette bande de musiciens combattants joue du «jass», comme on l’écrit alors, maniant avec virtuosité l’art de la syncope – le déplacement d’une note, qui crée un effet rythmique – et de l’improvisation. «Ces musiciens s’expriment enfin ! Ils jouent des notes qui ne sont pas inscrites sur leur partition, en dit le professeur de musicologie Philippe Gumplowicz. Ils se lâchent dans un monde encore corseté. C’est toute la musique du XXe siècle qui apparaît là.» Star de l’intelligentsia noire de New York dans les années 10, James Reese Europe n’était pourtant pas prédestiné à une carrière sous les drapeaux. Propriétaire de deux clubs de jazz très courus, il a été le premier à faire jouer un orchestre noir à Carnegie Hall et n’avait aucune sympathie pour la musique militaire. Mais Harlem voulait participer à l’effort de guerre, les penseurs afro-américains voyant dans le conflit une occasion de changer les rapports entre Blancs et Noirs aux Etats-Unis, pays encore ségrégationniste. Lorsque le 15e régiment – noir – de l’infanterie américaine est officiellement créé, son commandant se tourne logiquement vers le meilleur musicien noir du moment, afin de réunir «le foutu meilleur orchestre de l’armée US», comme le raconte Reid Badger dans sa très documentée biographie de James Reese Europe (3). Ce dernier ira tout de même jusqu’à Porto Rico pour constituer un all-stars band effectivement redoutable, qui débarque en France à la toute fin de 1917. L’orchestre du 15e jouera ensuite à travers tout le pays, de Brest au camp de repos d’Aix-les-Bains, disséminant du jazz à chaque étape. Il reste quelques échos de cette «tournée» : l’Ouest-Eclair, futur Ouest France, écrit notamment : «Tout un art savant est en train de sortir de ces chansons [de] nègres.» La nuance est parfois subtile entre compliments et la condescendance… Jean Cocteau évite pour sa part ce racisme généralisé lorsqu’il décrit, presque au même moment, le jazz joué à Paris par une revue américaine nommée Laissez-les tomber ! Le poète évoque le batteur, qui joue d’un instrument nouveau pour l’époque, comme un «barman de bruits», et raconte avoir «écouté un orchestre qui, par rapport à Offenbach, avait à peu près le même rapport qu’une calèche avec un tank».
«Les froufrous, c’est fini !»
Ces premières graines du jazz participent, elles aussi, à l’accélération soudaine de la course du temps dans la musique du siècle naissant. Léo Vauchant, un compositeur parisien qui deviendra arrangeur star du studio MGM, fut l’un des rares à saisir cette liberté nouvelle. «C’est un personnage mythique de l’histoire du jazz en France, continue Philippe Gumplowicz. Il est le premier, pendant la guerre, à prendre les musiciens noirs au sérieux, à les écouter et à leur piquer leurs trucs. Qu’il enseignera ensuite aux Mohicans, la première génération à jouer le jazz en France.» Ces trucs, cette liberté, sont aussi ce qui interpelle le chef d’orchestre de la Garde républicaine lorsqu’il vient, à la sortie du conflit, trouver James Reese Europe en lui demandant si son groupe utilise «des instruments spéciaux». Finalement versé dans l’armée française parce que les Américains refusaient de faire cohabiter des soldats noirs et blancs, le régiment de James Reese Europe, devenu le 369e et surnommé les Hell Fighters, finira sa folle virée sur le front de l’Est et sera le premier détachement américain à passer le Rhin. Puis le chef d’orchestre rentrera chez lui en héros mythique, avant d’être poignardé à mort pour une broutille en 1919 par un de ses musiciens. Avant cette fin de cinéma, James Reese Europe aura aidé à ancrer en France le style musical le plus important de toute la première moitié du XXe siècle. Quand la guerre se termine, en 1918, rien n’est donc plus comme avant. «L’horizon d’attente a changé, conclut Philippe Gumplowicz. Les danses en ligne, les petits galops et les froufrous, c’est fini ! Les morts sont des jeunes hommes, des couples doivent donc être recomposés urgemment. La danse devient essentielle. On se retrouve dans les bals, et dans ce nouveau tempo, les corps se frottent. Ça gigote, et il fallait pour cela plus qu’une nouvelle musique : il fallait un nouveau rythme.» Les premiers disques de jazz sortent d’ailleurs à ce moment-là : en 1917, les Américains – blancs – de l’Original Dixieland Jass Band gravent leur historique Livery Stable Blues pour le label Victor, tandis que les Hell Fighters publient une série de 78-tours en 1919. Mais le jazz n’est encore qu’une musique d’affranchis et ne touchera le grand public qu’après quelques années de frémissement underground, tandis que nombre de musiciens se replient un temps dans le folklore régional – syndrome habituel des périodes de crise. La guerre a aussi laissé de nouveaux instruments derrière elle. Les Américains repartent avec le saxophone qu’ils négligeaient jusque-là et nous laissent la batterie. Mais c’est l’accordéon qui domine l’époque, notamment au sein de la musette, un autre style en germe qui absorbe à merveille le jazz, les airs mambo ou tango importés d’Amérique du Sud et les chansons des Maghrébins qui s’installent en France. Les folles années 20 peuvent commencer, et le XXe siècle accélérer jusqu’à se fracasser dans la Seconde Guerre mondiale.
(1) Album «Lettres du front, mélodies de la Grande Guerre» (Corelia, 2008).
(2) «La Musique au fusil», (éditions du Rouergue), réédition 2014.
(3) «A Life in Ragtime», Oxford University Press, 2008.
Sophian Fanen
Foto-Fonte: next.liberation.fr